J'aime me promener du Talbot Memorial Bridge jusqu'à l'East Link Toll Bridge en longeant la Liffey par sa rive Nord : Custom House Quay puis North Wall Quay se succèdent sans ligne de démarcation visible.
Au sol, parmi les pavés où mes pas sont souvent incertains, quelques bulles de verre bleu coloré cachent de petits poissons argentés figés dans la silice.
Les rails des anciens quais de déchargement de marchandises ont été conservés. La Liffey s'écoule lentement, paresseusement, indolente et indifférente aux alarmes matinales des courtes journées hivernales. Le cris des mouettes parfois rieuses éventrant le ciel de leurs ailes belliqueuses, et, les pleures des goélands patauds bivouaquant sur les rambardes métalliques séparant mon chemin du faible courant dressent autour de moi un univers sonore chaque jour un peu plus familier.
Je n'en finis plus de laver mon sombre passé dans l'eau froide et clapotante de la capitale irlandaise. Combien de machines ? Combien de cycles faudra t-il encore ? Prélavage, lavage, rinçage, essorage, lavage, rinçage, essorage de mes pauvres sentiments embourbés dans la boue des portes définitivement closes.
Je marche le long de la Liffey. Le vent d'Ouest me pousse d'abord, puis me heurte de face au retour. Je marche le long de la Liffey. Je marche sans savoir. Mes mains ont froid. Je resserre mon écharpe.
Si je pouvais, d'une grande estafilade faite avec la pointe aiguisée d'une baïonnette rouillée, je m'ouvrirais le ventre de haut en bas pour répandre sur la pierre granitique soumise aux frimas un grand vide de galaxies affectives reliées les unes aux autres par de puissants courants cosmiques engloutissant quelques années lumières de solitudes.
M'ouvrir ainsi le ventre pour déverser sur les quais Nord de la Liffey ma cargaison de souvenirs avariés venue d'Amérique du Sud, du Brésil, de Salvador, de Manaus, suivant le cours ancien des grands navires de charges, gabares et clippers, voiliers et bricks négriers du 18eme siècle déchargeant leurs lots d'illusions perdues et de faillites matérielles.
Un ventre de vase que le temps finira bien par assécher avant de tout changer en poussière.
Combien de temps ? Je marche le long de la Liffey pour ne plus y penser. Je passe mon temps à me perdre. Et j'écris. Je passe mon temps à marcher et à écrire. Déjà un livre. Le deuxième végète. Il arrive. Je tourne en rond dans ma chambre d'hôtel. Je dois trouver un appartement. Quelques mouettes me frôlent et me bénissent à la fois. Le soir tombe sur Dublin.
Julian Stuart